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Patrick Pallot, Analyste Technique (ELINT) sur Nord Gabriel, nous relate une anécdote peu banale de la guerre froide qui met en scène les MiG-25 de Werneuchen et les personnels de renseignement français à Berlin.

MiG-25RBV Au début de l'été 1978, à quelques kilomètres au nord-est de Berlin, des pilotes de MiG-25 rencontrent des problèmes d'interférences au retour de leurs missions en phase finale d'approche de leur terrain. Or, c'est à ce moment précis que ceux-ci transmettent (...) à la station sol d'interprétation images [les informations collectées lors de leur mission de reconnaissance, par liaison datalink - selon la version du MiG-25]. L'affaire fait grand bruit, car les hautes instances parlent de brouillage intempestif par déception. En effet, le pilote n'entend plus la tour de contrôle pendant cette partie importante de sa navigation, mais il a un retour dans son casque de son propre commentaire décalé de quelques millisecondes. Perturbé, celui-ci ne peut plus passer ses ordres d'enregistrement à sa station-sol. Cependant, le contrôleur émet normallement, entend correctement les pilotes et ne constate aucun problème. Mystère ! Les différentes missions de liaison, l'anglaise (BRIXMIS), l'américaine (USMLM), la russe (1) et la française (MMFL) sont sur les dents. Elles sillonnent l'enclave de Berlin-Ouest et ses alentours à la recherche du perturbateur. Rien n'y fait, l'intrus n'est pas démasqué. On peut facilement imaginer les accusations réciproques d'agression, d'ingérence, d'acte de piraterie, de menaces d'ouvertures d'enquêtes, etc. Et pourtant un brouilleur, ça émet et, si ça émet, c'est visible sur un scope, ça se "goniote", ça s'analyse, ça se localise... Chacun cogite dans son coin.

GABRIEL A l'état-major de la FATac (2), on décide de l'action à entreprendre :
- ...envoyons-y la Grise, ...enfin, une Comel (3) !
Aussitôt dit, c'est presque fait, les grands chefs motivent leurs subalternes... Il faut tout de même en avoir le coeur net !
- Déclenchons une RE3 (4), mais il nous faut des Chibanis (5) ! Attendons que Neuneuch (6) décolle et envoyons un avion.
Cette mission arrive avant, après, pendant, mais ne voit jamais rien de tangible; rien à se mettre sur le scope, hormis l'activité habituelle.
- C'est un comble; et les Zélintes (7), que font-ils ?
Les opérateurs du DE de Berlin [Détachement Electronique 32] sont houspillés, harcelés, interrogés, mais rien ne sort de leur écran. Pourtant, à chaque fois ils sont dessus ! On a pourtant un nouveau matériel, très performant... C'est ce qui se dit après les essais sur le N2501 et les premiers vols du DC8 dont le concepteur du système n'est pas le dernier à tarir d'éloges. On ne comprend pas pourquoi on n'intercepte pas cette satanée émission... Et là, par Saint-Gabriel, le miracle se produisit par l'intermédiaire d'un jeune sous-officier un peu (Oh ! Pas grand-chose !) "intello", les deux pieds ballants sur son nuage, la tête dans les étoiles, discutant avec un compère mécano, travaillant sur le programme Furet (récepteur analyseur d'émissions radar) qui venait tout juste d'être installé dans la station, en remplacement des vieilles Smyrne, autre récepteur de technologie des années 1950 :

Le bleu :
- Je ne comprends pas, à chaque fois que le tanoï (l'interphone) claironne "un MiG-25 dans le 015", j'y suis... et là rien hormis son radar de navigation.
et le linguiste à l'autre bout d'ajouter :
- Mais il est encore brouillé, t'as vraiment rien ?
et le bleu :
- Ben non, j'ai rien...
et continuant :
- Tu vois, l'autre jour le tanoï a braillé : deux MiG-25 dans le 018, eh bien tu ne me croiras pas, j'ai pas bougé [l'antenne] et l'autre m'a dit : c'est bon, laisse tomber, y a pas de brouillage...
Et là, le mécano tout excité dit :
- Bon sang, c'est sûr, je crois que j'ai compris pourquoi !

Tegel Il dévale les escaliers, arrive à l'atelier, discute avec son chef, demande l'accord à l'ingénieur civil, prends une ou deux clés "Allen" et un tournevis sur l'établi et fonce vers le pylône antennes d'où il ressort 25 mètres au-dessus sur la plate-forme et s'engouffre dans la coupole en résine qui protège les aériens des intempéries. Pendant ce temps, la nouvelle, telle un tsunami, a inondé le centre d'écoutes et une cohorte d'ingénieurs de tous grades et spécialités envahit la salle ELINT, chacun y allant bien sûr de son commentaire. Quand la sonnerie nasillarde du téléphone point à point avec les antennes retentit, tout le monde se regarde :
Le mécano : - Mets ton antenne entre le 015 et 020
L'opérateur : - C'est fait !
Le jeune opérateur qui n'avait encore pas tout compris s'exécuta et mit son antenne dans le gisement demandé...

MiG-25RBF Le mécano : - Allo ? Qu'est-ce que ça donne en bas ?
L'opérateur : - Oui, oui, Neuneuch travaille encore
Le linguiste au tanoï annonça : - Deux IP (8) en approche dans le 016
L'opérateur : - Oui j'ai leurs radars et toi, t'as rien ?
Le linguiste : - Non, rien, ils ne signalent pas d'interférences...
L'opérateur parlant au mécano : - Ben ça alors, qu'est-ce-que tu as fait ?
Le mécano : - C'était donc bien ça. OK c'est bon, je descends, je te raconterai !
L'explication était simple. Un aérien, testé en site négatif de quelques degrés sur avion, avait été installé à l'envers sur son berceau, en site positif, sur le châssis-antennes du pylône. Quand l'opérateur positionnait son antenne dans la direction d'arrivée du signal, le réflecteur se trouvait parfaitement aligné pendant quelques secondes avec l'antenne de l'appareil en descente et renvoyait au pilote sa propre émission en léger différé. Personne n'en sut rien, enfin presque... Les plaintes s'estompèrent et, à l'Ouest comme à l'Est, tout le monde retrouva son calme... Et à l'ELINT, les jeunes opérateurs vécurent des veilles heureuses... et eurent tout plein de petits signaux. Quant à la Grise, elle reprit son petit bonhomme de chemin dans les couloirs. Elle avait bien d'autes émissions à coincer...

Ce récit est extrait du livre "Les avions de Renseignement Electronique - 50 ans d'activités secrètes racontées par les acteurs" - Témoignages recueillis par le Comité Historique de l'Association Guerelec - éditions Lavauzelle, 2009.

notes

(1) Les trois missions militaires soviétiques (connues à l'ouest sous l'acronyme de SOXMIS pour Soviet Exchange Mission), pendant des trois missions
     militaires de liaison occidentales opérant en RDA, travaillaient exclusivement en RFA à l'intérieur des zones d'occupation américaine, britannique
     et française, les zones d'occupation de Berlin-Ouest étant exclues des accords multilatéraux. Il devait donc s'agir d'un autre organisme dans ce
     cas-ci, à savoir sans doute la Section des Relations Extérieures (SRE) qui était l'intermédiaire entre les missions alliées et le Haut commandement
     soviétique en RDA.
(2) FATac : Force Aérienne Tactique.
(3) Grise : surnom général des différentes versions du Nord 2501 Noratlas.
     Comel : Communications Electroniques. Nom générique donné aux missions des Nord Gabriel.
(4) Les Gabriel effectuaient trois types de missions :
     - RE1 : le long de la frontière interallemande.
     - RE2 : le long de la frontière tchècoslovaque.
     - RE3 : à l'intérieur des couloirs aériens de Berlin (N, S ou C pour Nord, Sud ou Centre) jusque la BCZ et la base de Tegel.
       Ce type de mission prenait la dénomination "Baltique" lorsque l'avion quittait Tegel en empruntant le couloir nord, afin de rejoindre la Mer Baltique
       pour une mission jusqu'aux abords de la Pologne, avant de rentrer à Metz via Tegel.
(5) Chibani : terme d'origine arabe signifiant littéralement "cheveux blancs" qui désigne, dans le jargon des armées françaises, un militaire hautement
     qualifié.
(6) Werneuchen.
(7) ELINT, Electronic Intelligence.
(8) IP : Indicatif Pilote. Chaque pilote avait son propre indicatif.
      "IP dans le 016" signifiait que l'opérateur en charge de l'écoute du trafic radio (en l'occurence de la station de Berlin-Tegel) recevait une émission
     venant du 016 par rapport à sa position. L'opérateur HF corrélait cette information avec la piste qu'il recevait et l'opérateur ELINT, de son coté,
     recevait des émissions pouvant venir des moyens de navigation, du radar de bord ou encore d'un système de transmission de données de type
     datalink.


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